Compte rendu intégral des interventions de la CGT-Taxis lors de l’audience du 9 février lors de la Commission d’enquête relative aux révélations des Uber Files : l’ubérisation, son lobbying et ses conséquences. Nous en profitons pour remercier la député Danielle Simonnet qui a rendu cela possible grâce à sa détermination sans faille pour qu’enfin la vérité jaillisse.
– Table ronde, ouverte à la presse, réunissant des syndicats et organisations professionnelles de taxis
Jeudi 9 février 2023
La séance est ouverte à 9 heures 03.
(Présidence de M. Benjamin Haddad, président de la commission)
CGT-Taxis : « Les grands groupes privés ont toujours cherché à influencer les pouvoirs publics pour favoriser leurs intérêts personnels. Avec M. Macron, nous avons toutefois constaté une aggravation de l’abandon de l’intérêt général au profit de ces intérêts privés. Les Uber files ne constituent qu’une illustration de ce phénomène omniprésent. La « République exemplaire » promise par l’actuel Président semble bien théorique.
L’association des plateformes d’indépendants, un groupement privé qui défend l’intérêt des plateformes, est ainsi dirigée aujourd’hui par l’ancien secrétaire d’État au tourisme, Hervé Novelli, qui a introduit les modifications législatives relatives à l’auto-entrepreneuriat et aux VTC, sans lesquelles ces plateformes n’auraient pas pu s’implanter en France. Cet ancien ministre est donc employé aujourd’hui par ceux qui lui doivent leur implantation.
C’est plus généralement une pratique courante pour Uber de recruter des agents des États où elle souhaite s’implanter : on peut citer Neelie Kroes, ancienne commissaire européenne à la concurrence ; Grégoire Kopp, ancien conseiller du ministère des Transports ; Alexandre Quintard Kaigre, ancien des services de Matignon. Cette porosité entre l’État et les grandes entreprises privées est un vrai sujet de débat.
L’enquête du collectif de journalistes révèle une relation privilégiée entre une multinationale « voyou », Uber, et le ministre Macron, qui lui a accordé un soutien immodéré, en totale contradiction avec des fonctions ministérielles ou présidentielles, tant cette multinationale personnifie le rejet des valeurs constitutives de l’État.
Les syndicats de taxis et la CGT-Taxis n’ont pas du tout bénéficié du même traitement de faveur, bien au contraire. Nous sommes à cet égard très étonnés que Monsieur Haddad, président de cette commission, ait déclaré à la commission des lois du 16 novembre dernier qu’« Emmanuel Macron, ministre de l’Économie, a échangé avec les acteurs du monde des taxis, les syndicats ». Cette affirmation est fausse, puisque M. Macron, que ce soit comme ministre, candidat à l’élection présidentielle ou Président de la République, ne s’est jamais donné la peine d’échanger avec nous, ni même de répondre à nos doléances, alors même que, comme vous l’avez rappelé Monsieur Haddad, ce dossier affecte en premier lieu le taxi.
Cette absence d’échange avec les syndicats de taxis, qui lançaient pourtant l’alerte sur les nombreuses infractions commises par les plateformes, nous a contraints à multiplier les mouvements sociaux en 2014, 2015, 2016 et 2019. Seules ces actions nous ont enfin permis d’amorcer un dialogue avec les représentants des gouvernements concernés, mais jamais directement avec M. Macron, pourtant très impliqué dans ces dossiers, comme le révèle cette enquête.
Nous sommes d’autant plus choqués de cette différence de traitement et de ce parti-pris que cette multinationale n’a cessé de s’illustrer par ses méthodes illégales, violentes, sexistes, comme en général par une attitude antirépublicaine et antisociale.
En 2014 et 2015, Uber développe le service Uber Pop, soit un transport de personnes effectué, non par des VTC ou des taxis, mais par des particuliers, en violation de toutes les lois françaises. Lors du procès Uber Pop au pénal (dont une grande partie des syndicats ici présents étaient partie civile), Uber a d’ailleurs montré à travers sa défense une véritable organisation de type mafieux, utilisant tous les stratagèmes pour se soustraire à la justice et organiser son irresponsabilité juridique.
Comment un élu de la République peut-il encore aujourd’hui se faire l’avocat d’une multinationale qui a multiplié les scandales en quelques années, tout en revendiquant une optimisation fiscale agressive, par définition contraire aux intérêts du pays ?
L’argument d’une création d’emplois, qu’aime à rappeler l’ancien ministre Macron, est fallacieux puisque cette entreprise sans scrupule constitue surtout la caricature de la « casse » des droits des travailleurs. Uber ne crée pas des emplois mais de la précarité : c’est un fait avéré. Le mois dernier, Uber vient encore de se faire condamner par le tribunal prud’homal de Lyon à requalifier en « salariés » ceux qu’elle nommait « partenaires ». Le but ultime d’Uber est même de se passer des chauffeurs en s’appuyant sur les progrès des voitures autonomes.
Pour conclure, le fait que l’article 2 de la loi 2016-1920, dite « Grandguillaume », n’ait jamais été appliqué, montre bien le dysfonctionnement de notre République. Il visait précisément à poser les bases d’un contrôle de ces plateformes. Cette loi, promulguée en décembre 2016, n’a vu son décret d’application publié que trois années plus tard. Or, il était lui-même soumis à un arrêté, qui a encore mis deux ans à être publié, en octobre 2021. Il a donc fallu cinq ans pour obtenir des textes réglementaires, qui aujourd’hui, malgré nos nombreuses alertes, ne sont toujours pas appliqués. Les plateformes ne sont donc toujours pas contrôlées, ce qui est évidemment au détriment des travailleurs du taxi.
Nous comptons donc sur votre commission pour mettre fin à cette opacité. Un lobbyiste ne devrait pas pouvoir dicter sa loi aux représentants du peuple. »
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Mme Danielle Simonnet, rapporteure. Bonjour à tous. Cette première audition constitue un moment important et ce n’est pas sans émotion que j’interviens devant vous.
Comme le président de cette commission d’enquête et vous-mêmes l’avez rappelé, les travaux de cette commission d’enquête ont d’abord un rapport avec la démocratie et l’intérêt général. Comment des décideurs publics peuvent-ils privilégier des intérêts privés, ou ne pas faire respecter les lois de la République en laissant un état de fait s’imposer à l’état de droit ?
Les révélations des Uber files ont montré que, lors de la création de la plateforme Uber en France, 17 échanges avaient eu lieu entre Uber et le ministre de l’Économie de l’époque ou ses proches collaborateurs. Pouvez-vous confirmer que, pour votre part, vous n’avez eu aucun échange avec le ministère de Bercy, le ministre de l’Économie de l’époque ou ses proches collaborateurs ?
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CGT-Taxis . Au début de l’année 2016, nous étions tous mobilisés pour dénoncer une dérive de plus des plateformes, qui, comme d’habitude, détournaient encore les règles pourtant faibles posées par la première loi Thévenoud. Pour éviter à leurs chauffeurs – qu’elles souhaitent non formés, malléables et corvéables à merci – de recevoir le peu de formation qui leur était ainsi imposé, elles ont en effet passé toutes leurs structures en statut « LOTI ». Sans doute du fait d’un vide juridique, les autorités françaises sont à nouveau restées passives alors que des milliers de véhicules sous ce statut « inondaient » le marché. Après plusieurs jours de mobilisation très dure, nous avons été reçus par le Premier ministre, le ministre de l’Intérieur et le ministre des Transports mais pas par M. Macron, qui avait seulement envoyé son directeur de cabinet.
M. le président Benjamin Haddad. Vous avez donc quand même rencontré le directeur de cabinet du ministre de l’Économie.
CGT-Taxis . Il était en effet présent lors de cette réunion à Matignon.
M. le président Benjamin Haddad. Au moment de l’implantation d’Uber Pop en France, le ministre de l’Économie était M. Montebourg. Est-ce donc lui que vous avez alors sollicité ?
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CGT-Taxis . M. Macron a été ministre des finances à partir du mois d’août 2014. Or, les mouvements sociaux qui ont permis d’initier un dialogue datent de janvier et février 2014.
M. Macron était en revanche ministre de l’Économie, et visiblement très impliqué, lorsqu’en juin 2015, nous avons manifesté contre Uber Pop (et Heetch, car d’autres plateformes qu’Uber étaient dans la même situation d’irrégularité). Néanmoins, nous n’avons eu aucun contact avec lui. Pourtant, M. Cazeneuve a reçu les taxis marseillais à Marseille avant de prendre d’urgence un avion pour recevoir ensuite les taxis parisiens à Paris, assez tard dans la soirée.
Mme Danielle Simonnet, rapporteure. À la suite des déclarations ostentatoires de soutien à Uber d’Emmanuel Macron en décembre 2015, avez-vous eu le sentiment d’un désaccord politique entre lui et les ministres de l’Intérieur et des Transports concernant le conflit entre taxis et VTC, qui pourrait être plus justement désigné comme un conflit entre une profession réglementée (la profession de taxi) et le développement d’un exercice illégal de la profession de taxi ?
CGT-Taxis . Oui il y avait un véritable désaccord. C’est surtout en 2016, lors de la médiation Grandguillaume, que nous avons senti nettement une opposition interne entre Alain Vidalies, alors ministre des Transports, et le ministère des finances. M. le député Grandguillaume lui-même nous expliquait alors souffrir de pressions issues de son propre groupe parlementaire. À peine avait-il présenté son projet de loi à son groupe que ce dernier l’avait assailli de remarques et de contre-propositions qui émanaient directement des plateformes. Le lobbying des plateformes exerçait donc une influence forte à cette époque.
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M. le président Benjamin Haddad. Le rapport Attali a été établi au début de la présidence de M. Sarkozy (qui a été élu en 2007). Les plateformes de VTC n’avaient alors pas encore été créées. Un débat sur l’ouverture de la profession existait donc déjà avant la création d’Uber. Uber n’existait pas, même aux États-Unis, au moment du débat sur le rapport de M. Attali.
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CGT-Taxis . La réglementation de la profession de taxi a toujours irrité ceux qui voudraient que tout soit réglé par le marché. Le rapport Rueff-Armand s’y opposait déjà en 1959. Si nous sommes régulés depuis les années 1930, c’est cependant parce que l’histoire de notre économie a démontré que la « main invisible » ne pouvait pas équilibrer tous les marchés. Le secteur du taxi est certes perfectible mais tous les rapports qui ont été établis à son sujet l’ont été sans concertation de la profession et dans un contexte de déficit de données, ce qu’a établi le député Thévenoud : aucune donnée statistique scientifique n’existe sur le taxi mais tout le monde s’autorise à donner son avis.
Mme Emmanuelle Cordier a cependant souligné la capacité, révélée par les Uber files, des lobbyistes de ces multinationales à manipuler l’information, notamment sur internet. On sait qu’ils ont payé des cabinets spécialisés pour créer de faux articles et mener une campagne de dénigrement des taxis sur des sites connus du grand public. D’ailleurs, Mme Olivia Grégoire, ministre déléguée aux PME de votre Gouvernement actuel, a fait partie de l’un de ces cabinets – iStrat – une société chargée de répandre des contre-vérités afin d’influencer l’opinion publique. Une telle manipulation de la presse par les forces de l’argent doit nécessairement alerter les élus attachés à la démocratie que vous êtes.
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Mme Danielle Simonnet, rapporteure. Monsieur Asnoun, vous avez qualifié les pratiques de lobbying d’Uber de « mafieuses », vous étonnant que des ministres puissent pourtant leur ouvrir leurs portes. Pouvez-vous détailler ces pratiques ? Vous en avez déjà cité quelques-unes, évoquant le fait de payer des cabinets pour écrire des articles mensongers. Lorsque nous entendrons cet après-midi le consortium des journalistes sur les Uber files, nous pourrons leur demander s’ils ont eu accès aux factures afférentes, et s’ils en connaissent les montants et les finalités. Notre commission d’enquête pourra également poser ces questions aux dirigeants d’Uber.
Par ailleurs, durant la période 2014-2016, couverte par les Uber files, ou encore lors des débats sur la directive européenne de présomption du salariat, avez-vous eu le sentiment que les décideurs publics proposaient des amendements venus d’Uber et dans ce cas à propos de quelles lois ? Je pense notamment à la loi d’orientation des mobilités (LOM) mais cela pourra aussi avoir eu lieu dès le début, lors de la loi travail de Myriam El Khomri.
CGT-Taxis . J’ai parlé de pratiques mafieuses en référence à la loi de l’omerta (du silence) pratiquée dans la mafia. En effet, j’ai assisté à toutes les audiences du tribunal pénal concernant l’affaire Uber Pop. Je ne suis pas un habitué des prétoires mais j’ai été stupéfait de constater qu’à chaque fois que les juges présentaient des éléments à charge, qui avaient été saisis au siège de la société Uber en France, ils se voyaient chaque fois opposer la même réponse : « Je ne connais pas ce document. Je ne l’ai jamais vu ». Devant une cour pénale, comme devant une commission d’enquête, on se doit pourtant de dire la vérité. Les trois juges ont même fait écouter à M. Thibaud Simphal, responsable d’Uber, des publicités visant à recruter des conducteurs Uber Pop qui étaient diffusées sur les radios nationales. Chaque fois qu’elles étaient diffusées, nos permanences syndicales étaient « inondées » d’appels de chauffeurs de taxi en colère qui se demandaient comment on pouvait faire appel à du travail dissimulé de manière aussi ostentatoire. Les responsables d’Uber ont dit devant les juges que c’était la première fois qu’ils entendaient ces spots publicitaires.
Le président d’Uber en France étant de nationalité irlandaise, la cour a fait venir un traducteur assermenté pour l’interroger. Après deux questions, les juges l’ont renvoyé : c’était un « homme de paille ». La représentation juridique d’Uber en France était assurée par une personne qui n’avait aucune implication dans la société. De même, MM. Thibaud Simphal et Pierre-Dimitri Gore-Coty, qui parlaient alors dans tous les médias français, où ils étaient présentés comme les directeurs France et Europe d’Uber, n’étaient plus devant le tribunal que de simples salariés d’Uber BV sans la moindre responsabilité politique ou juridique.
Ces méthodes sont particulièrement choquantes. Dans le taxi, on doit avoir un casier judiciaire vierge. Or, nous sommes ici confrontés à des pratiques de voyous.
S’agissant de votre deuxième question, Uber a particulièrement « inondé » un certain nombre de députés de multiples amendements lors de la loi Grandguillaume. Vous travaillez à l’Assemblée nationale et vous direz peut-être que ces pratiques sont courantes mais, en tant que simples citoyens, nous avons été choqués de retrouver, sur des points précis, des demandes d’amendements identiques à la virgule près émanant de groupes différents. Cela montre d’abord qu’ils n’ont pas rédigé ces amendements. Dans l’émission « Tout compte fait », sur France 2 en octobre 2016, on a par exemple pu voir l’embarras de Philippe Vigier, de l’UDI, lorsqu’on lui signalait que les amendements qu’il avait déposés lui avaient été fournis « clé en main » par Uber, en lui demandant où était le travail démocratique et législatif dans ce cas. Nous en venons nécessairement à nous demander si ce sont les lobbyistes qui rédigent les lois.
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Mme Danielle Simonnet, rapporteure. Lors des mobilisations des taxis contre le développement d’Uber, des articles vantant la possibilité pour Uber de créer de l’emploi ont été publiés mais aussi des articles relatifs à la violence des taxis envers les VTC. Quel est votre témoignage sur ces violences ?
CGT-Taxis . La véritable violence venait de cette multinationale qui s’autorisait à capter une partie de notre clientèle, au vu et au su des forces publiques, alors que les chauffeurs de taxi devaient passer un examen et louer une licence ou en s’endettant sur plusieurs années. Des débordements ont donc pu avoir lieu dans la rue car les chauffeurs de taxi ne comprenaient pas ce laisser-faire des pouvoirs publics. Aujourd’hui encore, l’article 2 de la loi Grandguillaume n’est toujours pas appliqué de sorte que les plateformes incitent toujours leurs conducteurs à rester sur la voie publique en attente de clientèle, ce qui est formellement interdit et engorge les villes. Une ONG vient ainsi de démontrer que ces véhicules polluaient les agglomérations, notamment en détournant une partie des utilisateurs des transports publics, du fait des prix de course dérisoires pratiqués grâce au subventionnement de ces courses par les actionnaires.
Les plateformes prétendent dans les médias manquer de chauffeurs pour demander une simplification des examens. La réalité est plutôt que leur modèle économique repose sur le fait de prélever leurs profits sur les revenus des chauffeurs. Elles auront donc toujours besoin de davantage de chauffeurs, et continueront à exercer une pression sur les pouvoirs publics pour obtenir ces chauffeurs.
Le fait même de faire passer un unique examen pour aboutir à deux statuts différents interpelle la CGT. Un examen doit normalement servir à vérifier que l’on connaît la nature de la profession vers laquelle on s’engage. Pour que nous sachions quel examen construire, il faut nous expliquer à quoi il sert. Or, le VTC comme le taxi réalisent la même activité : ils emmènent des personnes d’un point A à un point B. Pourquoi alors distinguer deux statuts ? Il ne sera pas demandé à l’un de parler plusieurs langues ou de s’adresser à certains segments de clientèle seulement. Au contraire, tous les travailleurs sont mêlés, ce qui entraîne parfois des tensions, en effet, lorsque certains constatent que les autres leur « volent leur pain ».
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M. le président Benjamin Haddad. Le secteur des taxis souffre-t-il lui aussi d’une pénurie de chauffeurs ?
CGT-Taxis . Seules les plateformes VTC se plaignent d’une pénurie de chauffeurs. Il n’y a en réalité aucune pénurie mais un trop-plein : il y a beaucoup plus de chauffeurs que d’emplois disponibles en France. À Paris, un numerus clausus est appliqué, mais il évolue et la CGT déplore l’absence de données permettant de mesurer les besoins réels en création de licences.
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M. le président Benjamin Haddad. Avant l’arrivée des plateformes, Nicolas Sarkozy et le Gouvernement Fillon s’étaient déjà efforcés de déréglementer la profession du taxi pour multiplier le nombre de licences. Ce projet avait été abandonné début 2008 après une mobilisation de la profession. On parlait alors de pénurie : à l’époque du rapport Attali, certains articles de presse indiquaient que le nombre de taxis était de 3 pour 1 000 à Paris contre 9 pour 1 000 à Londres et 12 pour 1 000 à New-York. Une sous-représentation des taxis à Paris par rapport à d’autres grandes villes de tourisme était ainsi souvent évoquée dans les débats à l’époque. Était-il légitime selon vous, lorsque votre profession s’est mobilisée en 2008 contre l’ouverture de votre profession à la concurrence, de parler d’une offre de taxis inférieure à la demande ?
CGT-Taxis . Les villes alors comparées à Paris n’ont-elles pas elles aussi été confrontées à une libéralisation du taxi ? Londres n’a-t-elle pas été envahie par les mini-cabs ? New York n’a-t-elle pas été envahie par les VTC également ? Ces prétendus manques de taxis n’ont jamais été fondés sur des études sérieuses.
Lorsque des études sérieuses relativement sérieuses ont été réalisées, elles ont montré que les clients n’attendaient les taxis que quatre heures par jour. Vingt heures par jour, ce sont donc les chauffeurs de taxi qui attendent leurs clients.
Nous avions présenté en 2014 au député Thévenoud des études de géographes recommandant de se méfier des comparaisons entre des villes très différentes. Lorsqu’on parle de New-York, on évoque souvent Manhattan et non les quartiers périphériques. L’agglomération de Paris inclut l’Île-de-France qui réunit 11 millions d’habitants : elle ne peut pas être comparée avec celle de Madrid qui réunit 1 ou 2 millions d’habitants. Le maillage du réseau de transports publics à Paris est exceptionnel.
Nous ne voyons pas d’autre motif à cette libéralisation que la volonté de ces multinationales de s’accaparer un marché grâce notamment au financement d’investisseurs. En 2014, la presse présentait Uber comme une « startup », mais elle était en réalité soutenue par un fonds d’investissement saoudien et par Goldman Sachs : ces investisseurs visent des rentabilités de 10 à 20 %, et sont prêts à perdre des milliards dans un premier temps pour capter des marchés de manière extrêmement agressive.
Pourquoi les taxis se seraient-ils retrouvés à devoir faire des semaines de soixante à soixante-dix heures si leur clientèle était si importante ? Cela montre qu’un problème se pose, dans le prix ou dans les coûts.
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M. le président Benjamin Haddad. Votre dernière question est au centre de mes interrogations précédentes. Une volonté d’augmenter le nombre de taxis préexistait à l’arrivée des plateformes de VTC, ce qui avait conduit les pouvoirs publics à augmenter le numerus clausus en 2007-2008. Je crois me rappeler que votre profession s’était alors mobilisée contre cette augmentation.
CGT-Taxis . Dans l’exercice de notre profession, nous sommes sans cesse confrontés à des pénuries, notamment dans les services publics, qui ferment les uns après les autres.
Nous avons évoqué tout à l’heure un problème très grave, qui nuit à l’image de la France à l’international, concernant la qualité de son accueil dans les aéroports et dans les gares. Il y a aujourd’hui une pénurie de policiers. Aéroports de Paris (ADP), groupe qui génère des milliards d’euros de bénéfices, ne souhaite cependant pas mettre en place des vigiles pour faire respecter la législation sur les taxis et les VTC, à la manière de celles prévues par la RATP et la SNCF pour veiller à la sécurité des passagers.
À ma connaissance, il n’existe pas de pénurie de chauffeurs de taxi, même s’il faut peut-être parfois attendre cinq minutes pour trouver un taxi. En revanche, certains chauffeurs de taxi ne parviennent pas à trouver un centre des impôts ouvert et doivent attendre deux semaines pour obtenir un rendez-vous.
En accord avec de nombreux autres syndicats européens de taxis, la CGT demande à l’Union européenne de créer une application publique de taxis, car être taxi nous donne des droits, comme celui de stationner sur la voie publique en attente de clientèle, mais aussi des devoirs, comme d’avoir des tarifs fixés par la puissance publique auxquels nous sommes attachés. Nous souhaitons donc que la puissance publique s’empare vraiment de ces questions de mobilité qui constituent en effet un vrai problème d’utilité publique plutôt que de laisser les plateformes nous « tondre la laine sur le dos ».
Des débats politiques ont en effet eu lieu entre deux écoles, la première qui considère qu’une réglementation stricte doit permettre aux chauffeurs de taxi de survivre – car devoir travailler soixante-dix heures par semaine revient à survivre plutôt qu’à vivre – la seconde qui considère qu’il faut tout libéraliser. Toutefois, ces débats justifient-ils l’impunité et les souplesses dont ont bénéficié Uber et d’autres plateformes ?
Lors des assises de la mobilité, en 2019, le Président Macron a annoncé une nouvelle loi d’orientation sur les mobilités et a mis en place des ateliers pour la préparer. Nous avons réussi avec la GESCOP à être invités à l’un de ces ateliers au ministère des Transports et nous avons découvert qu’il était présidé par un actionnaire de Heetch, plateforme qui venait d’être condamnée pour des pratiques déloyales de transport de personnes par des conducteurs qui n’étaient ni VTC ni taxis. Cette même personne communiquait alors dans la presse sur le fait qu’il ferait avancer les textes. S’agissait-il de légaliser le travail dissimulé en France ?
Mme Danielle Simonnet, rapporteure. Quel est le nom de cette personne ?
CGT-Taxis . Il s’agit de Yann Marteil. Heetch passe encore pour une « startup » mais elle est soutenue par la famille Mulliez, donc par de gros investisseurs qui cherchent à accaparer un marché où des règles ont été fixées afin que les chauffeurs puissent vivre de leur métier.
Avant les plateformes, le taxi constituait un véritable ascenseur social : il a permis à des millions de personnes, immigrées, au chômage, etc. de s’insérer dans la société. Pourquoi casser cet outil plutôt que de chercher à l’améliorer ?
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M. Andy Kerbrat (LFI-NUPES). Un très grand nombre d’articles ont en effet été publiés dans la presse, non seulement pour faire état d’une pénurie de taxis mais encore pour « salir » l’image des taxis, cette pénurie étant souvent rapportée au « mauvais » taxi parisien. Or, Olivia Grégoire était précisément directrice adjointe d’iStrat au moment où ces articles étaient publiés sur plusieurs journaux en ligne tandis que la page Wikipédia était modifiée, chaque fois pour mettre en avant le fait que les taxis ne répondaient plus à l’offre ni à la qualité de service requises sur la base de données issues d’une société privée missionnée par Uber.
Vous nous avez indiqués que 20 000 taxis étaient présents à Paris aujourd’hui et 19 500 à l’époque. Pouvez-vous nous assurer de la fiabilité des informations dont vous disposez quant à vous concernant l’absence d’une réelle pénurie à l’époque ?
Vous nous avez dit qu’on connaissait le nombre de taxis mais pas celui de véhicules VTC et encore moins celui de chauffeurs car leur dénombrement est impossible dans le monde du VTC comme dans celui de la livraison en raison des possibilités de prêter les téléphones.
Avez-vous néanmoins pu communiquer avec la préfecture pour disposer d’une estimation du nombre de VTC à Paris ?
[…]
CGT-Taxis . La CGT considère que les problèmes de qualité de service invoqués pour dénigrer les taxis sont un mythe. La référence du taxi dans le monde est Londres, où accéder aux « black cabs » suppose deux à trois années d’études et une connaissance fine du terrain qui permet de se passer de Waze ou Google Maps. La qualité de la prestation est très poussée, l’intégralité des véhicules répondant à des normes d’accueil des personnes à mobilité réduite (PMR), etc. Malgré cette qualité extrême, les « black cabs » ont eux aussi été confrontés à la libéralisation, avec des mini-cabs proposant des courses à des prix subventionnés. Ce n’est plus le cas aujourd’hui car la puissance publique a en Angleterre mis en place des moyens de contrôle des déclarations fiscales et du niveau des chauffeurs, de manière bien plus active qu’en France. Le nombre de mini-cabs est ainsi passé de 140 000 à 70 000.
Depuis la médiation Thévenoud, et même depuis 2008, nous dénonçons une absence de données scientifiques réelles sur la pénurie prétendue des taxis. Le rapport réalisé en 2008 par le préfet Chassigneux, qui avait été désigné par le Gouvernement Fillon pour rencontrer les taxis suite à leurs protestations, soulignait déjà que l’offre ne créerait pas la demande. Il y aura toujours des heures creuses et il y a surtout des problèmes de circulation dans les métropoles : multiplier le nombre des taxis n’y changera rien. Les besoins d’emploi sont beaucoup plus importants dans d’autres secteurs. Les taxis ne peuvent pas répondre à une problématique de transports publics, résoudre le problème de l’emploi, ou des lignes abandonnées par la SNCF dans certaines régions, etc. Leur contribution reste à la marge et ils doivent rester en nombre restreint pour réussir à vivre de leur métier.
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Mme Béatrice Roullaud (RN). Pourriez-vous préciser ce que vous entendez par « déréglementation » ?
Est-il toujours nécessaire d’avoir une licence pour exercer comme taxi ?
Vous avez dit que, depuis 2014, la licence n’était plus cessible, ce qui m’étonne, car tout bien est normalement cessible.
Enfin, j’ai toujours été choquée par le fait que les chauffeurs d’Uber n’aient pas besoin de licence pour exercer, au contraire des taxis qui doivent s’endetter sur plusieurs années pour avoir le droit d’exercer. Que vous a répondu le ministère à ce sujet ?
[…]
CGT-Taxis . Dans les années 2015 à 2016, les licences s’achetaient à Paris à 240 000 euros. Après l’envahissement du marché par les plateformes, elles ont été dévalorisées en quelques mois à 120 000 euros seulement, ce qui a entraîné de véritables drames pour certains chauffeurs, dont les échéances de crédit couraient encore pour cinq à sept ans. De plus, l’activité était devenue très difficile du fait de la suroffre créée par le recours des plateformes à des véhicules LOTI, pour contourner la loi de 2014.
En 2016, la CGT avait proposé avec d’autres syndicats de créer un fonds de garantie de la valeur de cette licence. Malheureusement, il nous a été proposé en retour que les victimes abondent le fonds, ce qui n’était évidemment pas acceptable. Toute cette situation était issue d’un contournement du cadre législatif par une entreprise qui était pourtant louée par un ministre, puis un Président, et invitée à l’Élysée, etc., tandis que les chauffeurs n’obtenaient pas de réponse à leurs courriers. Ils étaient simplement soumis aux « aléas du marché ».
[…]
M. Frédéric Zgainski (Dem). La commission Attali visait surtout à augmenter la croissance en France. Quelle est l’évolution du chiffre d’affaires de votre secteur, pour votre métier et vos concurrents, entre 2009 et 2022 ?
M. Senbel a parlé d’une perte subie par le secteur suite à ses évolutions : savez-vous la chiffrer ?
Les avantages concurrentiels dont vous disposez en tant que taxis sont-ils suffisants pour maintenir votre activité face à celle des VTC ? Dans le cas contraire, de quels avantages concurrentiels auriez-vous besoin en complément ?
Certaines sociétés de taxis se sont numérisées après l’arrivée sur le marché de sociétés comme Uber. Reconnaissez-vous du moins un apport de ces sociétés en matière de numérique et de marketing pour votre profession ?
Madame Cordier, vous avez dit qu’Uber s’était implantée là où des failles existaient en Europe. Or, Uber ne s’est pas implantée en Irlande où le marché est habituellement plus libéral que dans le reste de l’Europe : considérez-vous qu’une « surrèglementation » de votre profession en France a permis à Uber de s’y implanter tandis qu’elle n’a pas pu le faire en Irlande ?
[…]
CGT-Taxis . Le ministère des finances dispose de statistiques relatives aux chiffres d’affaires des taxis. Lors de nos discussions en 2016 avec le député Grandguillaume qui était alors accompagné de Thierry Val, inspecteur général des finances, nous avions ainsi eu accès à un certain nombre de statistiques.
D’un point de vue technologique, l’arrivée d’Uber n’a pas tout bouleversé. En 2014, le taxi le plus utilisé en France était la Mercedes Classe E et le deuxième la Toyota Prius, déjà en raison de préoccupations écologiques. La géolocalisation et le repérage par GPS étaient déjà utilisés par les plateformes de taxis depuis la fin des années 1980.
Au-delà de la technologie, la principale force d’Uber, selon la CGT, est le lobbying. Aux États-Unis, elle a recruté l’ancien conseiller de Barack Obama, David Plouffe ; à la Commission européenne, elle a recruté Neelie Kroes. C’est ce qui lui a permis selon nous de s’implanter si facilement. Son autre avantage est d’être une marque internationale. C’est pourquoi nous revendiquons la création d’une application de taxis européenne.
L’Irlande a connu une libéralisation « sauvage » et catastrophique bien avant le rapport Attali. Toutefois, Uber est bien implantée en Irlande aujourd’hui. Dans certains pays, comme l’Allemagne, en l’absence de création d’un statut de VTC par une loi Novelli, Uber a dû travailler avec les taxis dans certains Länder.
[…]
CGT-Taxis . Ce n’est pas Uber mais le développement du smartphone qui a permis une grande partie des évolutions technologiques depuis les années 2005 et 2010.
M. le président Benjamin Haddad. Il a notamment permis le développement des TPE.
CGT-Taxis . Oui et il a facilité le dispatch. La plupart des chauffeurs disposent aujourd’hui d’un TPE connecté à leur smartphone, ce qui coûte 70 euros, soit le prix de la location mensuelle auparavant. Nous sommes pour la plupart des indépendants mais tous les taxis qui travaillaient pour une centrale étaient déjà équipés d’un TPE avant la loi Thévenoud. Cela représentait plus de 50 % des véhicules circulant dans les agglomérations à l’époque.
[…]
Mme Danielle Simonnet, rapporteure. En mars 2020, la Cour de cassation avait requalifié en contrat de travail la relation des chauffeurs Uber à la plateforme américaine, pour dénoncer le fait que la plateforme s’exonérait de ses cotisations sociales, alors que la relation des chauffeurs à la plateforme est bien de subordination. Uber aurait été poursuivie par 2 479 chauffeurs de taxis devant le tribunal de commerce de Paris, peut être avez-vous été concernés par ces contentieux ?
Quel est votre avis concernant les articles parus récemment sur le fait que la juge en charge du dossier, Mme Nathalie Dostert, aurait peut-être côtoyé les avocats d’Uber au cours de sa carrière et ainsi été en situation de conflit d’intérêts ?
[…]
CGT-Taxis . La seule manière pour les chauffeurs VTC à temps plein de s’affranchir des plateformes est de devenir taxis. Ce sont aujourd’hui eux qui achètent les licences des chauffeurs qui partent à la retraite.
Mme Danielle Simonnet, rapporteure. N’hésitez pas à porter des éléments complémentaires à la connaissance de la commission parlementaire, si vous estimez avoir à le faire. Nous nous réservons pour notre part la possibilité de vous poser des questions supplémentaires en fonction de l’évolution de nos auditions.
Vos suggestions d’auditions seront également les bienvenues même si nos idées sont déjà nombreuses à cet égard.
M. le président Benjamin Haddad. Merci pour votre disponibilité et l’ensemble des informations que vous nous avez transmises.
La séance s’achève à 12 heures 11.